Bulles de filtres et polarisation politique sur les réseaux sociaux#
Définition des bulles de filtres :
Exemple de la manière dont les bulles de filtres sont fréquemment décrites dans le débat public, cette vidéo rend-elle pour autant compte de la réalité que recouvre (ou ne recouvre pas) ce concept ?
Avec l’arrivée des réseaux sociaux, la question des bulles de filtres a pris beaucoup de place dans le débat public. Présenté comme une réalité algorithmique qui serait un danger pour la démocratie et qui endoctrinerait la jeunesse, le principe de la bulle de filtres est de fait beaucoup moins certain qu’on ne pourrait le croire.
Selon la CNIL, la bulle de filtres est un “phénomène principalement observé sur les réseaux sociaux où les algorithmes de recommandation – qui alimentent par exemple les fils d’actualité des publications susceptibles d’intéresser les utilisateurs– peuvent parfois ne proposer que des contenus similaires entre eux. Ce phénomène intervient lorsqu’un algorithme est paramétré pour ne proposer que des résultats correspondant aux goûts connus d’un utilisateur, il ne sortira alors jamais des catégories connues.”[1]
Alors que plus de neufs jeunes sur dix s’informent principalement sur les réseaux sociaux[2], il est légitime de se questionner sur leurs effets sur la politisation des jeunesses. Beaucoup s’inquiètent des effets que pourraient avoir les bulles de filtre sur nos démocraties. La responsabilité des réseaux sociaux est notamment mise en cause dans les phénomènes de radicalisation et de polarisation des champs politiques. Les inquiétudes concernant les bulles de filtres sont multiples : en ne proposant que du contenu qui est sûr de plaire aux consommateur. ices, une forme de bulle de filtre renfermerait les consommateur. ices leurs propres opinions. Sur le long terme, des communautés entières pourraient s’isoler puis se radicaliser dans leurs positions car les bulles de filtre empêcheraient aux gens d’avoir des expériences communes. De plus, elles faciliteraient la circulation de fake news et de contenu extrémiste, ce type de contenu étant davantage proposé à des personnes susceptibles d’être interessé. es et d’interagir avec. Les biais cognitifs sont également un facteur à prendre en considération ; les bulles de filtres jouant notamment sur le biais de confirmation - enfermé. es dans leurs bulles, les consommateur. ices seraient plus vulnérables faces aux fausses informations.
Les « bulles de filtres » sont-elles une réalité algorithmique avérée ? Quel est leur rôle dans la formation d’opinions et d’identités politiques et dans la polarisation du débat politique sur les réseaux sociaux ?
Enjeux : une hypothèse fortement reprise…#
Les bulles de filtres sont souvent présentées comme étant une réalité algorithmique. En effet, nombres de réseaux sociaux sont construits pour continuer de proposer du contenu avec lequel les utilisateur.ices seraient susceptibles d’interagir.
Les bulles de filtres constituent un risque dans plusieurs mesures. On tend à leur imputer une partie de la responsabilité de la polarisation, de la radicalisation, de la diffusion de fake news… Ces bulles auraient tendance à nous enfermer dans nos propres opinions, nous confortant dedans.
Eli Pariser, un activiste, développe ce concept clef dans les années 2010 à la suite d’un constat : les résultats de recherche Google diffèrent d’un utilisateur à un autre[3].
Plus nous sommes enfermés dans une sorte de chambre à écho, moins nous avons d’expériences communes avec le reste des gens, nous nous enfermons dans une niche et devenons plus susceptibles de croire et rediffuser des fake news ou de nous radicaliser encore plus, n’ayant pas de discours d’opposition. Il devient plus difficile de se comprendre entre nous ou trouver des terrains d’entente. Nous n’avons qu’une version du discours publié et faisons abstraction du reste, un fonctionnement incompatible avec les principe même de délibération en démocratie.
Ces mécanismes peuvent être dangereux dans certaines situations, par exemple avec le phénomènes des incels par exemple - les involuntary celibates - qui se radicalisent dans leur haine des femmes dans leur propre bulle sur internet, entre réseaux ultra masculins, diffusion d’informations sur ce sujet et chats où s’enchaînent des propos plus poussés les uns que les autres, des hommes tombent dans des croyances extrêmement mysogines.
Il y a des enjeux politiques indéniables concernant les bulles de filtres. Reprenant l’exemple des incels par exemple, c’est tout un groupe qui a forgé une sorte de conscience politique radicale et haineuse loin de la réalité (mais qui fait sens dans leur bulle) et qui peut avoir de lourdes conséquences dans les domaines des violences faites aux femmes, de la mise en avant de politiciens conservateurs ou d’extrême droite et de leurs programmes.
Nous avons mené une courte enquête qualitative en interrogeant 15 de nos camarades et en réalisant des entretiens dont des extraits sont retranscrits dans la suite de notre dossier. Nous avons cherché à interroger des jeunes entre 18 et 22 ans qui utilisent les réseaux sociaux comme source principale d’information et avons tenté d’étudier leurs usages et leur rapport au politique sur ces plateformes.
Dans un premier temps nous avons cherché à savoir quels réseaux sociaux iels utilisaient le plus (Instagram, X (anciennement Twitter), Threads, TikTok, YouTube, Twitch et Télégram étaient les principaux), et leur façon de s’informer dessus. Nous les avons donc interrogé sur les formats qu’iels priorisaient : plutôt des photos et vidéos ou des posts écrits, courts ou long ; ainsi que sur la façon dont iels vont chercher l’information. Suivent-iels certains comptes qui leur plaisent, les comptes de médias, des comptes qui ont des points de vue contradictoires ou les trois ou plus encore ? S’informent-iels en suivant plutôt une personne précise ou un sujet précis, est ce que ce qui compte pour elleux est la façon dont est transmise l’information ou ce qui est transmis ? Est-ce qu’iels complètent cela avec d’autres sources d’information, ou ne “fact check” pas du tout, ce qu’iels voient - entièrement ou partiellement, voire pas du tout ?
Comprendre leurs habitudes sur les réseaux nous a permis de plonger dans des discussions plus précises sur les relations entre information et démocratie. Nous avons pu leur demander si et comment iels pensent que le contenu qu’iels consomme influe sur leurs visions de la politique et avons volontairement interrogé sur des sujets médiatisés actuellement mais sujets à de nombreuses controverses, tel que la question de la Palestine, afin d’étudier la polarisation politique.
Ainsi, pour une majorité, les réseaux sociaux viennent appuyer des connaissances, issues souvent de cours ou de livres, en diffusant les dernières nouvelles et images de Gaza ou des territoires occupés. Lorsque nous les avons interrogé. es sur leur façon de concevoir le lien entre réseaux sociaux et politique, nombre d’entre eux expriment justement un certain enthousiasme vis-à-vis de l’existence des réseaux sociaux car iels peuvent y retrouver des informations qui ne sont pas nécessairement disponibles ailleurs, comme par exemple les témoignages en direct de palestinien. nes et des nouvelles plus régulières ou détaillées que dans la presse traditionnelle. Un autre point qui revient souvent est justement une certaine forme de défiance envers ces médias traditionnels. Une majorité des personnes interrogées consulte tout de même de façon quelque peu régulière mais toustes se disent consciencent. es des biais des médias et cherchent à compléter un certain manque justement sur les réseaux sociaux, où il paraît indéniablement possible de diffuser presque tout.
Nous avons enfin pris le temps de questionner la notion même de filtre, leur demander si iels en étaient conscient. es. Dans le cas où ils percevaient cela négativement, s’iels mettaient en place certaines choses pour s’en protéger et si pour eux c’était un sujet important pour la démocratie. Selon nos sujets les analyses divergent, notamment sur les façons d’éviter de tomber dans une bulle de filtre et dans quel mesure elle a un réel impact sur le monde politique. Or, leurs réponses convergent sur deux points. D’une part, iels se disent toustes conscient. es de la notion de bulle de filtre. Ensuite, iels s’accordent dans une analyse plutôt critique de cette notion, certains voient son impact sur la politique et d’autres moins, mais presque toustes sont d’accord pour dire que cet effet de bulle de filtre n’est pas le principal facteur de la polarisation de nos mondes politiques. Iels invoquent d’autres raisons : sur internet et les réseaux sociaux ou dans un cadre plus général, telles que “l’anonymat sur les réseaux”, “le manque d’éducation politique” ou encore “les failles du système capitaliste”, “la perte de confiance dans les institutions étatiques et dans le vote”.
… pourtant critiquée et limitée#
D’après le concept de bulles de filtres, les utilisateurs de réseaux sociaux seraient donc enfermés dans des bulles d’informations qui entraîneraient une polarisation des opinions. Cependant, plusieurs études contestent cette idée et insistent sur le manque d’études empiriques sur les bulles de filtre puisque celles existantes sont loins d’être unanimes. C’est notamment ce que cherchent à démontrer F. J. Zuiderveen Borgesius, D. Trilling, J. Möller, B. Bodó, C. H. de Vreese, et N. Helberger dans leur article “Should we worry about filter bubbles? Some empirical evidence.” [4]
En effet, l’existence des bulles de filtre n’est selon leur étude pas avérée et suscite un émoi disproportionné. En général, il est difficile de mesurer l’impact réel de ces supposées bulles de filtre sur le comportement des utilisateurs.
Lors de nos entretiens, nous avons vu que la plupart des personnes interrogées pensent que le phénomène de bulles de filtre existe et qu’il influence le contenu proposé par les algorithmes sur les réseaux sociaux. Cependant, elles ont souvent nuancé le rôle de ces bulles sur le contenu qu’elles consommaient.
Chris Bail dans Breaking the social media prism[5] considère que les réseaux sociaux permettent en effet de choisir des sources d’information qui renforcent leurs opinions préexistantes. Il pointe toutefois que ce n’est pas un phénomène nouveau mais qui remonte plutôt aux médias de masse même si les algorithmes modernes ont certes amplifié cet effet en présentant encore plus de contenu similaire. Et pourtant, bien que les algorithmes personnalisent certains flux d’informations, ceux-ci ne restreignent pas les utilisateurs à des informations correspondant au profil établi par la récolte des données les concernant. Le fonctionnement des algorithmes est complexe et certains réseaux sociaux comme Facebook proposent aussi des espaces permettant aux utilisateurs de découvrir des contenus diversifiés.
De plus, un article scientifique sur ce même réseau social de E. Bakshy et S. Messing intitulé “Exposure to ideologically diverse news and opinion on Facebook.”[6] souligne le rôle important des utilisateurs et de leurs habitudes de gestion de leurs réseaux sociaux. En effet, les utilisateurs intéressés par la politique semblent pouvoir faire l’effort de chercher des informations sur les sujets qui les intéressent et qu’ils considèrent importants. Nous avons pu vérifier cela par les interviews que nous avons mené. En effet, plusieurs personnes que nous avons interrogées et qui s’intéressent aux élections américaines ont cherché à comprendre les deux camps politiques peu importe leurs propres convictions.
Voici la retranscription d’une partie d’un entretien mené avec un étudiant de 22 ans :
Question : les réseaux sociaux sont-ils ta source principale d’information ?
Etudiant : Oui, la plupart du temps je suis l’actualité grâce aux réseaux sociaux mais quand une info me choque vraiment ou qu’un événement important va arriver comme les élections américaines, je cherche d’autres sources que les réseaux sociaux.
Question : quels autres canaux d’information tu as utilisé pour les élections américaines ?
Réponse : je suis allé lire des articles de journaux, j’ai cherché comment fonctionnait le système électoral sur Youtube et sur internet et j’ai écouté l’avis d’experts en podcast donc par la radio.
Question : Connais-tu le concept de « bulle de filtres » et penses-tu être dans une bulle de filtres ?
Réponse : oui, ce sont les algorithmes qui créent ces bulles où les gens ne sont exposés qu’à des posts et du contenu en général qui vont dans le sens de leurs idées politiques. Et je pense que je suis influencée par ça oui mais en soi j’en ai conscience donc ça ne me dérange pas plus que ça. Je sais qu’il faut faire attention à certaines choses sur les réseaux qui peuvent être instrumentalisées donc je ne partage que les posts qui sont un minimum sourcés et qui mettent des détails dans l’information. En vrai je trouverais ça un peu bizarre de me forcer à avoir du contenu contraire à ses opinions dans son feed parce que je suis des comptes qui ont les mêmes analyses et critiques politiques que les miennes et quand j’ai un doute je vais chercher à la source.
Question : est-ce que tu penses que c’est grâce à ta politisation que tu ne vois les bulles de filtre comme une menace ?
Réponse : peut-être oui et aussi parce que je ne me limite pas qu’aux réseaux sociaux pour me faire un avis sur les choses même si c’est en majorité par ça que je m’informe. En fait, si je m’informais par les médias dominants je serais endoctrinée. Ce que j’ai sur mes réseaux sociaux c’est surtout des informations sur des événements qui ne sont pas couverts par les grands médias comme le génocide à Gaza.
Certains éléments de réponse de cette personne se sont retrouvés lors d’autres entretiens, notamment le fait d’avoir conscience du rôle des algorithmes dans le contenu proposé par les plateformes. D’autres personnes ont dit avoir un usage particulier des différents réseaux sociaux qui leur permettent d’être exposées à diverses sources d’information. Une personne notamment disait utiliser Twitter pour s’informer sur la politique et Instagram pour se détendre, suivre ses amis et les associations de Sciences Po. Nos entretiens semblent donc confirmer ce qu’une partie de la littérature critique sur le sujet avance. L’usage des réseaux sociaux et son impact sur les utilisateurs ne sont donc pas tant le résultat du fonctionnement des algorithmes que de leurs choix personnels, de biais cognitifs et comportements sociaux communs. Ainsi, lesdites bulles de filtre seraient plutôt construites par le comportement des utilisateurs sur les réseaux sociaux tout en étant quand même favorisées par les algorithmes. C’est pourquoi certains préfèrent parler de « chambres d’écho ». C’est notamment le cas du chercheur en sciences computationnelles Chris Bail. Le concept de chambre d’écho est proche de celui de bulle de filtre mais comporte une légère nuance. En effet, les chambres d’écho désignent le fait que les utilisateurs sont enfermés dans un flux d’informations similaires qui font écho entre elles. Les sources dissidentes sont censurées ou ignorées. A l’origine, il s’agit d’une tactique commerciale mais ce concept peut être appliqué au cas des réseaux sociaux dans la mesure où c’est l’utilisateur qui s’enferme lui-même dans cette chambre d’écho.
Selon Chris Bail, les bulles de filtre ne sont pas le problème de fond qui crée la polarisation sur les réseaux sociaux et il serait trop simpliste de se limiter à cette explication. Il suggère plutôt que cette polarisation est causée par les biais de l’être humain qui font notamment que l’on réagira plus à un contenu provoquant des émotions fortes. Ce sont ces contenus qui sont souvent les plus visibles sur les plateformes et dans le même temps qui sont les plus tranchés, choquants ou polarisants car ils suscitent justement de fortes émotions. L’être humain recherche également de la validation sociale et de la satisfaction, les utilisateurs vont donc préférer du contenu et des personnes qui le confortent dans leurs opinions et qui partagent du contenu qui les mettent d’accord.
On retrouve ce concept d’homophilie dans l’article de Joëlle Farchy et Steven Tallec, « De l’information aux industries culturelles, l’hypothèse chahutée de la bulle de filtre »[7] :
La chambre d’écho numérique entérine les constats classiques de la sociologie politique qui montre que les cercles de relation sont souvent homophiles, c’està-dire liés à une convergence d’idéologies ou de goûts (Aïm, 2020).
L’homophilie est donc un biais qui pousse les personnes à s’entourer d’individus qui leur ressemblent. Étendue aux réseaux sociaux, cette idée peut participer à expliquer la raison pour laquelle les utilisateurs des réseaux sociaux préfèrent suivre et interagir avec des personnes proches de leurs opinions politiques. Cela amène les individus utilisant les réseaux sociaux à se construire des identités politiques fortes perçues comme publiques et à se positionner fermement, en accord avec le groupe auquel ils se sentent appartenir. Chaque avis contraire aux opinions d’un individu est considéré comme une attaque personnelle et une attaque au groupe qui entraîne des débats peu constructifs. L’auteur parle de crispation des identités politiques.
Au delà des bulles de filtre, un “prisme des réseaux sociaux” ?#
Bulles de filtre et chambres d’échos semblent donc être des réalités sociales qui ne sont pas le propre des réseaux sociaux et entretiennent lien plus complexe avec la polarisation politique que ce que le narratif communément admis laisse paraître.
Ainsi, malgré le fait que l’hypothèse d’une relation de causalité directe entre réseaux sociaux fait de bulles de filtres et polarisation politique accrue ne soit pas confirmée par les données empiriques existantes, l’étude de ces éléments reste pertinente d’un point de vue de l’étude de la construction des identités politiques susmentionnées.
Joëlle Farchy et Steven Tallec [7] nous invitent ainsi à étudier dans quelle mesure l’importance de ce phénomène dans la polarisation politique sur les réseaux sociaux est à remettre en question. Les réseaux sociaux constituent indéniablement des espaces de sociabilité unique qui réinventent les rapports au politique, il apparaît toutefois que cela ne soit pas nécessairement l’affaire des chambres d’échos uniquement. C’est dans cette optique que nous avons poursuivi nos entretiens.
Transcription extraite d’un entretien avec un étudiant de 19 ans :
Question : Produis-tu du contenu politique sur les RS ?
Non, je suis plutôt dans une posture de consommateur, sur tous les domaines même, pas uniquement politique. Honnêtement, j’admire pas mal les créateurs et créatrices de contenu, notamment politiques. C’est pas facile et c’est s’exposer à des risques de backlash. Et je doute pas mal de la capacité à faire changer les gens d’avis comme ça. Mais bon, heureusement que des gens sont là pour essayer de le faire.
Question : Commentes-tu régulièrement sous des publications avec un compte personnel ?
Oui, plutôt. J’aime bien apporter mon soutien sur des questions politiques, surtout quand certain. es personnes font face à des polémiques violentes que je trouve injustifiées, pour des prises de positions politiques par exemple. C’est important pour moi de me positionner clairement, de dire ce que j’en pense, même si les réponses sont souvent virulentes… Mais je fais pas vraiment ça pour faire changer ou changer de toute façon.
La personne interrogée fait une distinction qui nous a servi de point de départ. En effet, elle ne considère pas le fait de commenter et de se positionner personnellement sur un sujet politique comme une production de contenu politique. Deux dynamiques se dessinent avec d’une part, la conviction affichée que les opinions politiques sont déjà fixées et que le débat sur les réseaux sociaux ne peut pas les influencer et l’importance d’exprimer son soutien et son avis en défense à l’attaque jugée injuste d’une personne sur un sujet politique. Ces réponses font écho à la thèse de Chris Bail concernant la nature de la polarisation sur les réseaux sociaux et plus généralement la forme réelle qu’y prend le politique. En effet, le chercheur avance que la participation politique sur les réseaux sociaux relèvent davantage du champ de la formation d’une identité politique marquée que du débat d’idées et d’opinions. Ainsi, les réponses retranscrites plus haut semblent corroborer ce constat dans la mesure où l’interviewé accorde surtout une importance au fait de “se positionner clairement” sans nécessairement chercher à convaincre ou même à se laisser convaincre déclarant “je fais pas vraiment ça pour changer ou faire changer de toute façon”.
Ainsi, si l’affirmation de l’identité politique semble pouvoir être un élément clef de l’usage fait des réseaux sociaux par les usagers (politiques), la question qui semble se poser, relativement aux bulles de filtre : ce phénomène est-il engendré par ces dernières ? Selon les recherches de Chris Bail, la réponse n’est pas évidente. Après avoir conduit de nombreux entretiens et expériences et procédé à une analyse de données approfondie, l’auteur conclut que la confrontation à des opinions opposées sur les réseaux sociaux conduit à conforter les individus dans leurs positions préexistantes voire à radicaliser davantage leurs opinions. Il explique cela par la dimension identitaire évoquée plus tôt. La recherche de statut social par l’appartenance à un groupe entraîne une réaction “contre productive” à la rupture de la chambre d’écho d’un point de vue de l’objectif de réduction de la polarisation. Les individus perçoivent les oppositions comme personnelles plus que relatives à des débats d’idées, ce qui entraîne des réactions de crispation sur ses positions afin d’affirmer ce qui est ressenti comme menacé.
Toutefois, nos entretiens nous ont conduits à questionner la forme que prenaient l’affirmation de ces identités. Il nous semblaient que si l’on pouvait remettre en question le lien direct entre chambre d’écho sur les réseaux sociaux et polarisation, la violence des échanges sur internet devaient dire quelque chose du rôle des réseaux sociaux dans le sentiment, la perception d’une polarisation des opinions.
Transcription extraite d’un entretien avec une étudiante de 21 ans, déclarant utiliser les réseaux sociaux comme sa source principale d’informations :
Question : Quel est selon vous le rôle des bulles de filtres dans la qualité des échanges sur internet ?
Je pense que cela favorise quelque chose de plus apaisé, car chacun rencontre quand même des personnes avec des opinions différentes, mais cela se fait de proche en proche. On ne côtoie pas directement des personnes radicalement opposées, ce qui évite le clash. Après, leur impact est limité j’ai l’impression. Parce qu’il y a quand même généralement des débats très virulents qui ont lieu - je m’inclue dedans honnêtement. Mes amies moins politisées ne comprennent pas toujours pourquoi je perds mon temps avec ça parfois.
Question : Prends-tu part à des échanges / débats politiques sur les réseaux sociaux ? Que penses-tu de la qualité des débats ?
Il m’arrive de débattre en commentaires oui. J’avoue que j’aime bien l’exercice même. Il y a du répondant donc je peux m’exprimer pleinement. Et en général, il y a beaucoup de réponses et de réactions donc ça peut durer et tourner un peu. Pour la qualité, ça dépend des fois et des sujets en vrai, mais au moins en général j’en apprends sur les perspectives opposées et j’améliore mes contre-arguments, parce que parfois, il y a des trucs qu’on pensait pas aller si loin, mais sur les réseaux ça se révèle vraiment.
D’autres réponses allaient dans un sens similaire. Deux éléments principaux nous ont intéressés ici. D’une part, la perception plutôt positive de la bulle de filtre qui jouerait un rôle de modérateur. Faisant d’une certaine façon écho aux conséquences de la rupture de la chambre d’écho sur les identités politiques, la bulle est envisagée par l’usager comme un moyen d’éviter des confrontations entre des opinions radicalement opposées et donc potentiellement plus violentes (“clash”) et polarisantes. Au-delà de sa réalité algorithmique, on constate donc que la bulle de filtre peut être utilisée par les acteurs comme un élément de compréhension de leur propre politisation sur les réseaux sociaux, qui plus est à contrepied des conséquences qui lui sont généralement attribuées. D’autre part, la manière dont les réseaux sociaux sont décrits comme un lieu où les opinions politiques “se révèle[nt] vraiment”. Il semble que les réseaux sociaux soient donc ici perçus comme un lieu où les avis sont marqués et où l’on peut se rendre compte et apprendre à connaître “l’opposition”. En revanche, on note que ce contact avec des opinions opposées ou plutôt avec des personnes aux opinions opposées est perçu comme un moyen de réaffirmer et renforcer un argumentaire préexistant et non pas comme un moyen potentiel de modérer ou altérer ses positions. La personne interrogée admet prendre part à des débats “virulents” dont ses proches ne voient pas toujours l’intérêt.
Ce dernier point semble particulièrement intéressant dans la perspective d’élargir la question de la polarisation au-delà des bulles de filtres, dont on a pu constater les enjeux et limites. Effectivement, on peut le lier à deux concepts clefs théorisés par Chris Bail à nouveau : la radicalisation de l’expression des opinions (plutôt que des opinions en tant que tel) et le “prisme des réseaux sociaux”. La première notion renvoie à l’idée que les manières dont sont construits les réseaux sociaux, notamment par la valorisation d’un contenu qui engagera le plus de réaction (donc de gain), et le rôle social prédominant qu’ils ont pris, conduit à une expression moins nuancée des opinions sur internet. Toutefois, cette radicalité est formelle et non pas nécessairement le reflet d’une radicalisation et polarisation des idées. La deuxième notion découle en partie de la première. Il s’agit d’envisager ainsi les réseaux sociaux comme un prisme, dont les chambres d’écho sont une facette, qui tend à déformer la perception que les individus ont des opinions des autres usagers - particulièrement ceux aux opinions opposées. Ainsi, cela a pour conséquence de crée une “fausse polarisation” qui n’est pas représentative du réel écart entre les opinions.
L’approche par la notion de prisme complexifie l’analyse de la polarisation politique sur internet et permet d’éclairer sur les réponses retranscrites plus haut : on pourrait faire l’hypothèse que l’impression que les opinions se “révele[nt]” sur les réseaux sociaux est liée à ces perceptions erronées induites par ce “prisme”.
Enfin, il semble donc que ce sujet nous invite à poser la question des réseaux sociaux comme un espace central du dialogue politique et de la nécessité de comprendre les écarts qui peuvent exister entre la réalité et la réalité perçue et retransmise sur les réseaux sociaux et dans les différentes chambres d’écho. La polarisation ne peut donc pas se comprendre uniquement en séparant le monde “online” et “offline” mais par la compréhension des circulations entre les identités des usagers dans ces deux modalités d’expressions de leurs opinions politiques.
Conclusion#
Les bulles de filtre s’inscrivent donc dans la question plus large de la polarisation politique sur les réseaux sociaux, qui s’imposent comme de nouveaux espaces incontournables du débat et de la vie démocratique, malgré les risques que cela peut encourir.
Réalités algorithmiques dont la portée ne doit pas être exagérée, les acteurs. ices s’en servent au sein des narratifs personnels qu’ils donnent et se donnent de leurs identités politiques et de leurs opinions.
Les différentes recherches académiques mobilisées appuient sur la nécessité d’un développement encore plus important du champ dans la mesure où ces plateformes évoluent perpétuellement rendant leur étude d’autant plus complexe.
Les enjeux futurs entourant ces questions sont multiples, nous proposons une réflexion sur la manière dont les bulles de filtres sont aussi des rapports de forces, comme souligné dans ce court extrait. Notant la présence des bulles de filtre dans les médias traditionnels, Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences Po et spécialiste des médias et réseaux sociaux, lie cette question à la crise de la représentativité à laquelle font face nombres de démocraties :
Un enjeu démocratique : la crise de la représentativité ?
Cette approche nous permet d’envisager des questionnements plus larges liés au enjeux démocratiques qui découlent de la manière dont le “prisme” de mé-conception des opinions des autres semble potentiellement rendre plus difficile l’atteinte d’un compromis. Il semble nécessaire d’engager de réelles réflexions sur la transformation des réseaux sociaux, sphère de politisation incontournable pour toute une partie de la population, afin de permettre le renforcement des systèmes démocratiques.
Bibliographie#
CNIL. « Bulle de filtre ». Consulté le 11 novembre 2024. https://www.cnil.fr/fr/definition/bulle-de-filtre.
The Media Leader FR. « Les jeunes s’informent en très grande majorité sur les réseaux sociaux et multiplient les sources, selon une étude - The Media Leader FR », 22 novembre 2022. Consulté le 14 novembre 2024. https://fr.themedialeader.com/les-jeunes-sinforment-en-tres-grande-majorite-sur-les-reseaux-sociaux-et-multiplient-les-sources-selon-une-etude/.
Zuiderveen Borgesius, Frederik J., Damian Trilling, Judith Möller, Balázs Bodó, Claes H. De Vreese, et Natali Helberger. « Should We Worry about Filter Bubbles? » Internet Policy Review 5, no 1 (31 mars 2016). https://doi.org/10.14763/2016.1.401.
Youtube. « Les réseaux sociaux vous intoxiquent : les bulles de filtres [Maria Mercanti-Guérin]- YouTube ». Consulté le 17 novembre 2024. https://www.youtube.com/watch?v=Zx9Nuo_ZP-s.
Zuiderveen Borgesius, Frederik J., Damian Trilling, Judith Möller, Balázs Bodó, Claes H. De Vreese, et Natali Helberger. « Should We Worry about Filter Bubbles? » Internet Policy Review 5, no 1 (31 mars 2016). https://doi.org/10.14763/2016.1.401.
Bail, Chris. Breaking the Social Media Prism : How to Make Our Platforms Less Polarizing, Princeton University Press, 2022. ProQuest Ebook Central, https://ebookcentral.proquest.com/lib/sciences-po/detail.action?docID=6450584.
Bakshy, Eytan, Solomon Messing, et Lada A. Adamic. « Exposure to Ideologically Diverse News and Opinion on Facebook ». Science 348, no 6239 (5 juin 2015): 1130‑32. https://doi.org/10.1126/science.aaa1160.
Farchy, Joëlle, et Steven Tallec. « De l’information aux industries culturelles, l’hypothèse chahutée de la bulle de filtre ». Questions de communication, no 43 (1 octobre 2023): 241‑68. https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.31474.